Gérard Szwec "Les travaux forcés de la répétition" *
* - Жерар Швек "Каторжный труд [навязчивого] повторения" отрывок
Introduction
La tendance à la répétition peut devenir si contraignante et prendre tant de place, dans la vie de certains individus, qu’on est tenté de les comparer à des forçats, des esclaves ou des galériens. La répétition, chez eux, n’en finit pas, parce qu’elle n’apporte qu’une réponse insatisfaisante à un afflux d'excitation massif qu’ils ne parviennent ni à élaborer, ni à décharger. Cette incapacité les conduit à répéter encore et encore. Ils s’activent, et semblent contraints à le faire à longueur de temps, en courant, ramant ou en pratiquant un autre activité, pourvue qu’elle soit mécanique, et qu'elle mette en jeu des comportements moteurs, ou des perceptions sensorielles, ou les deux. [1]
Cette clinique de la répétition obéit à un impératif économique, et elle est imposée par un trauma. Elle a ceci de particulier que c’est la quantité qui y prévaut et non le sens inconscient.
Ce qui distingue cette répétition forcenée, inlassable et immuable, de la répétition non forcenée, qui finit, elle, par donner un sens, conduire à une liaison et une élaboration, n’est pas seulement une question d’intensité. La compulsion de répétition décrite de longue date par Freud est à l’œuvre dans les deux cas, mais à partir d’ « Au delà du principe de plaisir », du point de vue économique, il y a deux répétitions.
Les deux répétitions
La répétition, en effet, diffère selon qu’à partir des motions pulsionnelles du ça, se produit ou non une élaboration représentative.
Soit l’excitation provoquée par la frustration est écoulée par la voie pulsionnelle, ainsi psychisée en une représentation de chose accompagnée d’un affect dans l’inconscient, soit cette voie psychique étant débordée, la décharge se fait dans le corps ou par un agir comportemental, dans « l’extrême dedans, le corps », ou dans « l’extrême dehors, le réel », comme disait A. Green.
Dans le jeu de la bobine, pris par Freud comme exemple de compulsion de répétition dans « Au delà du principe de plaisir», l’enfant répète le départ et le retour de sa mère dans un va et vient ludique. C’est le modèle d’une répétition « du même », selon l’expression de M. de M’Uzan [2], qui comporte, en fait, un petit iota de différence à chaque reproduction, permettant, in fine, une élaboration de la représentation de l’absence de la mère.
Dans le rêve de la névrose d’accident, autre exemple de compulsion de répétition dans ce texte de Freud, les perceptions issues de l’accident s’y répètent « à l’identique » avec toute leur charge traumatique, et réveillent le dormeur, le travail du rêve échouant à les transformer en représentations.
Contrairement à la répétition du jeu de la bobine qui établit une liaison symbolisante et apporte du plaisir, la répétition du rêve de la névrose d’accident est le modèle d’une répétition au delà du principe de plaisir, traumatique, sans signification symbolique.
Dans le jeu de la bobine, l’expérience traumatique, en se répétant, est mise en représentation, alors que dans le rêve de la névrose traumatique, elle fait retour sous forme de perceptions non reliées à la trame représentative. La pulsionnalisation échoue dans ce cas, et ne permet pas à la tension d’excitation la décharge dans la satisfaction dont le modèle est l’apaisement du bébé qui s’endort après avoir été nourri à satiété. Or, sans expériences suffisantes de satisfaction du besoin, vécues au contact de l’objet, c’est la satisfaction hallucinatoire du désir qui est compromise, car pour pouvoir halluciner, il faut matière à halluciner. A défaut, c’est la compulsion de répétition qui prédomine.
Répétition autocalmante
C’est ce qui caractérise les procédés autocalmants, conduites répétées inlassablement dans les registres de la motricité et des sensations perceptives pour tenter d’apporter un calme qui diffère de la satisfaction, elle, introuvable. Répéter un certain comportement dans le but de se calmer, c’est comme tenter d’éteindre l’excitation par la répétition d’une excitation, ou comme un grattage pour soulager un prurit. Il en résulte encore plus de répétition, voire une transformation en galériens volontaires qui courent, rament, nagent, jouent de la musique inlassablement, se comportant comme des machines physique et psychique. L’accalmie obtenue ne dure que tant que dure le procédé.
J’ai déjà donné l’exemple d’un analysant de 35 ans, qui, depuis l’enfance, passe tous les jours beaucoup de temps à nager en apnée. Il a vécu deux événements traumatiques consécutifs à 4 ans : il a failli se noyer dans une piscine, et il a cru mourir d’une anesthésie au masque. Nous avons fini par comprendre qu’à la fin de l’apnée, au moment précis où l’eau chlorée pénètre dans ses narines, c’est une perception issue de ses deux traumas qu’il retrouve. Le plaisir semble secondaire au regard de l’impérieuse nécessité de revenir constamment aux situations dans lesquelles il s’était vu mourir. [3]
J’ai trouvé une histoire comparable en lisant des interviews de coureurs du marathon des sables qui se déroule dans des conditions extrêmes dans le désert. Selon le directeur de la course, ils y recherchent leurs limites et finissent par découvrir que « se faire du mal fait du bien ». Plusieurs témoignages semblent lui donner raison, mais une habituée de l’épreuve donne, elle, de tout autres motifs à sa participation : elle a commencé à courir, enfant, au Liban, pour échapper aux bombes, et depuis, elle continue, inlassablement. Ce n’est pas le masochisme qui la fait courir mais, semble-t-il, une fixation au trauma.
Les procédés autocalmants répètent la réalité perceptivo-sensorielle d'une catastrophe qui sidère l'appareil psychique, mais dans ce retour, ils annulent toute représentation de ce trauma. Ils substituent la répétition à une satisfaction hallucinatoire défaillante, répétition qui n’apporte jamais la décharge dans la satisfaction. Ils ne visent pas le plaisir et ne sont que des substituts du masochisme érogène et de l'auto-érotisme.
Le trauma est répété par la conduite dans la réalité perceptive, et en même temps évité par la négation du besoin d'aide par l’objet car celui-ci est vécu comme inapte à satisfaire, et a été intériorisé comme un objet niant le sujet. En même temps qu’est nié que cet objet puisse manquer, est nié le sentiment de besoin et de manque interne.
Je pense qu’on retrouve dans la répétition et l’évitement des conduites autocalmantes les deux modalités de fixation au trauma évoquées dans « L'homme Moïse et la religion monothéiste ».
La répétition peut, certes, favoriser la liaison psychique, comme dans les activités autoérotiques, mais lorsque, comme ici, la tendance à l'annulation de cette liaison domine, elle vise une baisse de l'excitation par la voie autocalmante.
L’évitement peut, certes, devenir une modalité de relation objectale en faisant partie du système de défense phobique lorsque la maturation de l'appareil psychique permet que celui-ci apparaisse, mais ici, au contraire, il conduit à la désobjectalisation car la tendance à la déliaison est prévalente. Resté préphobique, cet évitement est antipsychique. Il s’oppose à la représentation.
Addictions
L’addiction n’a pas, non plus, les caractéristiques d’un symptôme névrotique.
Ici, le besoin doit immédiatement être satisfait, avec la particularité qu’il a été créé artificiellement, qu’il est un néo-besoin, selon l’expression de D. Braunschweig et M. Fain, reprise par J. Mc Dougall.
Je résume ici une situation clinique [4] où deux conduites sont présentes : celle d’une mère qui utilisait son enfant dans un but calmant ou autocalmant, et qui avait suscité chez lui des néo-besoins.
Il s’agit d’un petit garçon d’un an, difficile à endormir, et qui se réveille ensuite sept fois la nuit. Alors que dans la journée, il peut être alimenté au biberon ou à la cuillère normalement, la nuit, la seule façon de le calmer est de lui donner la tétée. Mais le calme obtenu ainsi ne dure pas puisqu’il se réveille une à deux heures après en hurlant jusqu’à ce qu’on recommence l’allaitement.
La mère a été une athlète de très haut niveau qui s’entraînait énormément.
Peu de temps avant sa grossesse, elle a eu des écoulements lactés et on lui a découvert un taux de prolactine trop élevé. On lui a prescrit l’arrêt de la pilule, et c’est dans ces conditions qu’elle a été enceinte. La grossesse n’était pas désirée et elle a envisagé jusqu’au bout d’avorter.
Une culpabilité inconsciente a probablement joué un rôle dans le fait qu’elle n’a jamais quitté son enfant depuis la naissance, et ne l’a jamais fait garder. Le couple avec son mari ne s’est pas reconstitué après la naissance.
On peut supposer que la tétée a remplacé, chez la mère, le procédé autocalmant et d’auto-épuisement, qu’elle trouvait dans sa discipline athlétique auparavant. Ce qui m’a semblé avoir eu un effet traumatique, c’est l’intériorisation d’une relation à sa propre mère basée sur le modèle entraîneur-sportif, quasiment opératoire, qui s’est substituée à la relation mère-enfant très précocement. Le sport avait été, pour elle une voie de décharge comportementale, et la maternité l’a contrainte à en trouver une autre. Elle lui est fournie par la tétée dans cette autre forme de marathon qu’elle fait toutes les nuits jusqu’à l’épuisement.
L’enfant, lui, a développé un néo-besoin. Ainsi, bien qu’ayant eu une tétée avant d’entrer dans mon bureau, il se met rapidement à pleurnicher, l’air insatisfait, et va tapoter le sein de sa mère qui reconnaît « sa façon de demander la tétée ». Rien ne l’apaise, ni la sucette qu’elle lui donne, ni un biberon, pas plus qu’un bout de gâteau. La mère m’explique que, le jour aussi, elle lui donne sans cesse le sein pour le calmer.
Cet enfant veut donc la tétée, et rien d'autre. Pourtant, il n’a pas faim. Il veut répéter l’expérience de satisfaction par la tétée, bien que le besoin en ait été créé artificiellement. L’attitude de la mère a, bien sûr, contribué à cette création, mais ce besoin est devenu celui de l’enfant, par les identifications narcissiques de ce dernier. Non satisfait, le néo-besoin de téter, aussi impérieux qu’un besoin vital, génère une détresse, un état de manque, voire un état traumatique. Cet enfant se comporte comme un futur toxicomane.
La création d’un néo-besoin ne s’inscrit pas dans la voie érotique et du désir, mais résulte, au contraire, de tendances à la désexualisation qui visent à la court-circuiter. Désexualisation qui délie la pulsion de mort.
La sucette est aussi un modèle de néo-besoin créé artificiellement par des parents qui veulent détourner l’enfant du suçotement de son pouce dans la bouche, qui représente, lui, la voie érotique naturelle. L’organisation autoérotique se trouve ainsi court-circuitée par le néo-besoin.
La compulsion de répétition dans les conduites toxicomaniaques a une visée calmante, négativante sur l’élaboration fantasmatique.
Si le procédé autocalmant n’apporte jamais la satisfaction, l’addiction à un néo-besoin conduit à répéter des expériences de satisfaction, mais en court-circuitant la voie autoérotique, en déviant l’excitation vers un but non érotique, la décharge immédiate. Sa dynamique est encore celle de l’expérience de satisfaction du besoin, et il s’agit donc d’une opération de désexualisation. Le stupéfiant calme la détresse en empruntant des satisfactions qui restent dans les voies tracées par les instincts de conservation, plutôt qu’en empruntant la voie de l’hallucination de désir qui permet de répéter le plaisir. Denise Braunschweig et Michel Fain relèvent, ici, à juste titre, un déséquilibre entre deux formes de narcissisme qui ne se contre-investissent plus suffisamment l’une l’autre : le narcissisme rattaché aux instincts de conservation est surinvesti, tandis que le narcissisme primaire auquel est rattachée l’hallucination de désir est trop limité et inefficace.
Dans ma participation à l’ouvrage Le corps de Psyché [5], j’ai donné l’exemple d’un homme qui avait beaucoup de rapports sexuels, toujours insatisfaisants, avec sa femme, et surtout, se masturbait 15 à 20 fois par jour. Il désexualisait, en fait, son activité sexuelle, réduite à une répétition inlassable, non sous-tendue par une activité fantasmatique, visant à écraser des pensées potentiellement traumatiques. Par sa masturbation forcenée, il ne recherchait plus le plaisir du corps érotique, mais la conservation d’un corps narcissique menacé dans son intégrité. J’avais envisagé cette masturbation comme un néo-besoin sexuel calmé par un procédé autocalmant s’opposant à la satisfaction orgastique.
Plus généralement, chez les toxicomanes, l’acte sexuel ne semble supportable que sous anesthésie, sous calmant donc, ce qui ne fait pas une grande différence avec la sexualité autocalmante, l’essentiel étant de s’empêcher de penser.
Les obsessions
Il en va tout autrement dans la production d’obsessions qui sont des pensées sexualisées. Certes, il existe chez l’obsédé, comme chez l’utilisateur de procédés autocalmants désexualisés, un développement prématuré des pulsions du moi sur celui de la libido qui inverse le développement naturel des pulsions mais, dans la névrose obsessionnelle, il reste des possibilités de sexualisation.
Il existe une expression pulsionnelle, par exemple, des pulsions anales et sadiques dans les régressions à une fixation érotique anale, ou dans des symptômes d’allure plus hystérique témoignant d’une certaine organisation génitale. Par ailleurs, un conflit psychique s’exprime dans la compulsion à accomplir des actes indésirables et la lutte contre ces pensées. Contrairement à l’utilisateur de procédés autocalmants qui rejette la passivité comme position pulsionnelle et cherche activement à se passer de certaines représentations concernant l’objet, l’obsédé est, lui, dans la relation objectale, la névrose obsessionnelle typique étant clairement une névrose de transfert.
Autoportrait d’un coureur de fond [6]
L’« Autoportrait d’un coureur de fond » de Haruki Murakami, donne matière à réflexion sur notre thème. L’auteur, qui courre quotidiennement des distances considérables, a cherché à décrire le fonctionnement psychique très mécanisé qui est le sien pendant ses courses d’endurance. [7]
La description de l’ultra marathon de 100km du lac Saroma est un modèle de récit factuel. Il parle d’objectifs chiffrés, notamment d’un calcul qui l’occupe, selon lequel, avec une foulée qui permet de faire un kilomètre en six minutes, il faudra dix heures pour boucler 100 km, à quoi il faudra rajouter un temps nécessaire pour se reposer et se nourrir, soit plutôt onze heures au total…
Toujours aussi factuel, Murakami parle ensuite de la nécessité qu’il ressent d’adapter ses vêtements aux modifications de la température extérieure. « Il en a changé au km 55 et, plus tard, s’est délesté de sa combinaison, puis de ses chaussures de pointure huit, troquées contre une paire de huit et demie, avant d’abandonner son chapeau, d’ingurgiter deux packs de gelée nutritive, de pain beurré et de cookies, au cours d’un repos de dix minutes, repos pris debout pendant lequel il a aussi pratiqué des étirements, s’est rincé le visage, et a été aux toilettes. » [8]
Ce sont ensuite des sensations musculaires douloureuses en différentes parties du corps qui l’occupent, et des techniques mentales pour tenter de les calmer.
Un tel surinvestissement du factuel a été décrit par Pierre Marty et Michel de M’Uzan dans la pensée opératoire (1962), et le récit des 20 derniers kilomètres montre un fonctionnement toujours plus opératoire, qui impressionne par le degré de mécanisation physique et mentale qu’arrive à atteindre l’écrivain.
Il dit de son mode de pensée que c’était comme « une conscience qui voulait se nier elle-même ». Je devais, écrit-il, me faire entrer de force dans un lieu inorganique. J’avais saisi instinctivement que c’était le seul moyen de survivre. Je ne suis pas un homme. Juste un rouage d’une machine. Une machine, ça ne ressent rien. Continue à avancer, c’est tout. Je me répétais ces phrases dans ma tête comme une mantra. D’innombrables fois. Je me les répétais, littéralement, comme une machine. Et je tentais de réduire le monde de mes perceptions à ses limites les plus étroites. Tout ce que je voyais était le sol, à trois mètres devant moi, et rien n’existait pour moi au delà. »
Dans ces phrases, je retrouve plusieurs aspects du fonctionnement de ceux qui ont recours à des procédés autocalmants par la répétition d’une activité motrice et d’une sensation perceptive.
Murakami explique très bien comment il arrive à se mettre en état de pilotage automatique mental et physique en substituant un fonctionnement dans le registre sensori-moteur à un fonctionnement psychique (du type fantasme, rêverie, etc.). La réduction du monde de ses perceptions rappelle ces bébés qui refusent le contact corporel ou détournent le regard de leurs mères, cherchant à « ne pas percevoir » afin de tenter de ne pas « se représenter ». Murakami ne veut pas percevoir à plus de 3 mètres pour que rien n’existe pour lui au delà.
En avalant tous les jours tous ces kilomètres pour s’entraîner, il explique qu’il va chercher la solitude de manière active, tout en étant conscient du danger qu’elle représente. « C’est pourquoi, dit-il, je dois sans cesse maintenir mon corps en mouvement, et quelquefois le pousser jusqu’à ses limites ». Je crois que ce qu’il recherche dans la solitude, c’est couper les relations avec les objets externes, et le danger, pour lui, serait de se mettre à rêvasser ou fantasmer, c’est-à-dire entretenir des relations avec les objets internes. Lorsque courir n’arrive pas à calmer ce qui le dérange, comme un désagrément dans une relation avec quelqu’un, il court plus longtemps et cherche à épuiser physiquement la part de mécontentement qu’il a en lui. Autrement dit, il utilise l’hyperactivité motrice dans un effort pour se passer des liens avec les objets, désobjectaliser les relations vécues comme génératrices d’une surexcitation impossible à lier par des moyens psychiques. Il préfère « l’épuiser ».
Murakami se répète des phrases comme : « Oublie l’article à rédiger. Concentre-toi simplement sur tes pieds. Fais les avancer l’un après l’autre.» Il s’agit, là encore, de ne plus penser aux liens avec des objets (le rédacteur du journal qui attend cet article, les lecteurs, etc.). Il se concentre sur quelque chose de concret qui lui sert de dérivatif à la pensée, comme le fait l’opératoire avec "l'utilitaire".
Ce qui singularise Murakami par rapport aux Galériens de la répétition, c’est le fait que chaque jour, il court des distances considérables, et il écrit ensuite. Dans la même journée, il se concentre d’abord sur ses pieds en essayant de ne penser à rien d’autre, puis il se concentre sur ce qu’il est en train d’écrire et, ne voit rien d’autre et ne pense à rien d’autre, comme il l’explique.
A la lecture de ses romans, on se dit qu’il est impossible qu’il soit opératoire en permanence, mais son « Autoportrait » montre qu’il est susceptible, lorsqu’il court, de se plonger dans un mode de fonctionnement proche d’un état opératoire. Il dit très clairement qu’il court tous les matins pour faire le vide psychique. Lorsqu’il court, il n’en profite pas pour réfléchir à ses romans. C’est tout le contraire : il cherche à « oublier l’article qu’il écrit ». Il ne court pas pour « penser », du moins pendant qu’il court, mais il court pour ne pas penser. « A quoi exactement je pense lorsque je cours ? Eh bien je n’en sais rien. Lorsqu’il fait froid, je suppose que je pense vaguement qu’il fait froid. Et s’il fait chaud, je dois penser vaguement à la chaleur.» Il dit ne presque jamais avoir une idée utilisable pour un roman et précise : « En réalité, quand je cours, je ne pense à rien qui vaille la peine d’être noté. Simplement je cours. Je cours dans le vide. Ou peut-être devrais-je le dire autrement : je cours pour obtenir le vide ».
C’est exactement ce que font les utilisateurs de procédés autocalmants, qui tentent de lutter contre le vide opératoire par un comportement qui vise à instaurer le vide opératoire.
Mais la capacité de Murakami à « recommencer à penser lorsqu’il se remet à sa table de travail, est une énigme. Sa capacité à passer d’un registre factuel opératoire à un fonctionnement mentalisé, associatif, avec des représentations et des affects, à faire alterner ces registres, pose sans doute la question d’un clivage fonctionnel [9] particulièrement efficace.
Moments de fonctionnement opératoire transitoires
Il y a donc des galériens de la répétition à temps partiel. Je crois qu’il faut distinguer deux sortes de passages transitoires à un fonctionnement opératoire chez des sujets qui ont plusieurs registres à leur disposition.
D’une part, celui qui survient sans crier gare chez un patient dont le fonctionnement psychique semble « névrotico-normal », mais chez qui il y a, en fait, un « secteur » en état traumatique. Par exemple une femme qui parle en associant facilement, mais qui devient subitement très factuelle lorsqu’il s’agit de son accouchement catastrophique qu’elle raconte strictement à l’identique des années après. [10]
D’autre part, dans la psychopathologie de la vie quotidienne, chacun semble pouvoir passer par des moments de fonctionnement opératoire, par exemple en faisant des mots croisés, ou en essayant de trouver le sommeil en comptant les moutons. Dans ce cas, il s’agit de se mettre dans un état mental proche du « pilotage automatique », en ayant recours à la succession des nombres qu’on connaît tellement par cœur qu’elle peut-être restituée quasi automatiquement, sans réflexion. Le but explicite est de ne pas penser à des pensées parasites trop génératrices d’excitations. Compter les moutons semble donc avoir une visée autocalmante.
C’est de ce mode de pensée que je rapprocherai celui que décrit Murakami qui s’est, de son côté, intéressé à celui des marathoniens. Il a constaté, que, tout comme lui, beaucoup ne tiendraient pas le coup sans se réciter répétitivement des « mantras ». Je crois qu’il y a quelque chose en commun entre tous ceux qui éprouvent le besoin de se répéter des formules toutes faites ou de compter les moutons, les séries d’exercices de musculation, les coups de rame, les foulées, les brasses, les gammes, etc., pour éloigner des pensées trop effrayantes. L’un des cas, pour moi, les plus instructifs, est celui de ce patient qui comptait les mouvements de va et vient de son sexe pendant les rapports sexuels, pour éviter d’avoir une activité de pensée associative « libre » qui risquerait de faire venir des représentations susceptibles de déclencher une éjaculation précoce. Chez lui, la crainte d’une blessure narcissique prévalait sur l’angoisse de castration.
Certains se plongent plus souvent que d’autres dans ces états qui s’opposent à la pensée associative, tout en étant capables de fonctionner sur un mode plus psychique le reste du temps. Murakami, qui se dit « incapable de réfléchir sans écrire » et qui s’astreint à ne pas écrire une partie de la journée, est de ceux-là.
Courir pour ne pas écrire, équivaut à utiliser un procédé autocalmant pour ne pas penser.
Le récit de Murakami n’a rien d’opératoire, même s’il décrit un état opératoire. C’est l’écrivain de l’après-midi qui a écrit et mis en forme son texte, même s’il a tenté de rester aussi près que possible de la factualité de la pensée du coureur de fond du matin, et de la coupure avec les relations objectales qu’il a essayé d’opérer. Et si on découvrait un jour chez lui, comme chez les galériens volontaires, que c’est une détresse ancienne non intégrée qui le conduit à endurer ce qu’il endure, il n’en resterait pas moins qu’il a manifestement l’écriture pour la tenir à l’écart l’après-midi, même si, pour y arriver, il doit s’épuiser au préalable physiquement.
Une dernière question qu’on ne peut éluder lorsqu’il se répéte « continue à avancer », ou « oublie ton récit, concentre-toi sur tes pieds » : qui lui parle en le tutoyant ainsi ?
Avec un patient névrosé en analyse, je verrai ici l’indice d’un dialogue avec un objet interne. Chez un galérien volontaire aussi « quelqu’un » parle au patient, mais le caractère singulier de celui-ci est effacé ou figé par une contrainte à la désobjectalisation. Reste des formules qu’il se répète mécaniquement, comme une recette opératoire.
La psychanalyse autocalmante
J’ai mentionné, tout à l’heure, deux des exemples donnés par Freud dans « Au delà du principe de plaisir, » pour mettre en évidence la compulsion de répétition, mais il en avait pris un 3ème, la répétition dans le transfert, située par lui, dans cet article, dans le principe de plaisir. Cependant, Freud a décrit, plus tard, un transfert dans lequel s’exprime une compulsion de répétition « au delà du principe de plaisir », la réaction thérapeutique négative. Dorénavant, la répétition fait du transfert, soit une activité symbolisante comme celle du jeu de la bobine, soit une sidération anéantissante comme le rêve de la névrose traumatique. La compulsion de répétition mortifère dans le transfert remet en question l’analysabilité, et peut transformer une cure en « travaux forcés de la répétition ».
C’est comme cela que je comprends ce qui s’est passé chez un patient dont une collègue a raconté l’entretien où il est venu lui demander une analyse à 5 séances par semaine, urgente selon lui car il était « sans analyse » depuis 3 mois.
Il se précipite pour raconter son histoire, mais elle l’interrompt et lui demande : « Vous voulez une analyse pourquoi ? » Le patient, stupéfait : « mais il faut que je continue, cela fait plus de 25 ans que je suis en analyse…. ». Et il ajoute qu’il faut bien qu’il pense, qu’il réfléchisse…
Pourquoi lui faudrait-il 5 séances d’analyse par semaine pour penser ? lui demande-t-elle.
Il répond qu’il ne pense que sur le divan. En dehors des séances il fait le vide et agit. C’est ainsi qu’il a compris la « règle. »
Il va finir par raconter une histoire extrêmement traumatique que je ne peux pas reprendre ici.
Pour la psychanalyste qui rapporte cet entretien, « il avait pris la règle fondamentale à la lettre déversant un flot de ce qu’il appelle « associations » et remplissant les séances » (…) et « son premier analyste (…) a été trompé par la facture névrotique de son discours alors qu’il peut s’agir d’un niveau comportemental. »
Je partage ce point de vue, mais j’ajouterai, à propos de ce comportement d’un patient qui ne songe pas à abandonner une cure analytique interminable, que le problème essentiel qu’il me semble poser, c’est celui d’une analyse qui tourne à vide par la force de l’habitude et de la répétition. Je l’envisage, pour ma part, comme une psychanalyse autocalmante. Le patient, en effet, s’installe dans un mode de vie opératoire où le calme est attendu de la répétition quantitativement importante et sans fin de séances d’analyse, et d’un évitement négativant les liens psychiques, le transfert, et la relation objectale.
Conclusion
Pour conclure, je dirai que la difficulté principale de l’analyse avec ces galériens de la répétition tient, je crois, au fait qu’ils produisent un discours qui vise autant que possible à vider de la relation ce qu'elle a d'objectal. Avec ces patients qui ne demandent rien, l’expérience montre que garder le silence ne fait que répéter une situation traumatique et désorganisante. Et interpréter, en cassant les constructions névrotiques, risque d'avoir un effet également désorganisateur, avec ces patients qui n’ont pas la capacité de reconstruire de nouvelles défenses psychiques, un nouvel édifice mental.
C’est pourquoi, face à ces deux écueils, P. Marty, à propos des patients somatiques mal mentalisés, et A. Green, à propos des états-limites, ont tous deux préconisé une technique analytique qui favorise les liaisons psychiques plutôt que l’interprétation.
[1] Certains auteurs préfèrent parler, à propos de ces conduites, d’une addiction, alors que d’autres les évoquent en parlant d’obsession ou de compulsion, sans que les raisons pour lesquelles l’un de ces termes a été préféré soient toujours très claires.
[2] Michel de M’Uzan (1977) : De l’art à la mort : itinéraire psychanalytique, Paris, Gallimard.
[3] Gérard Szwec, Les galériens volontaires, Paris, Puf, 2014, p 44.
[4] Ibid, p 66.
[5] Gérard Szwec : Sex Machine. Néo-besoins et néo-pulsions, in Le corps de Psyché, ouvr. collectif sous la direction de Jacques André, Catherine Chabert et Françoise Coblence, Paris, PUF, 2013.
[6] Je reprends, ici, quelques uns des commentaires qui figurent dans la préface à la nouvelle édition des Galériens volontaires, (PUF, 2014).
[7] Haruki Murakami (2009) Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, trad. du japonais par Hélène Morita, Belfond, 10/18, Paris, 2009.
[8] Préface à la nouvelle édition des Galériens volontaires.
[9] Gérard Bayle (2013) : Clivages, Moi et défenses, Paris, PUF. [10] In Les galériens volontaires, p 50.